La notion d’économie de l’attention n’est pas très connue. Elle est pourtant très éclairante. En effet, elle aide à mieux comprendre les enjeux économiques des réseaux sociaux et leurs conséquences psychologiques et sociétales.
Voyons donc ce qui se cache concrètement derrière ce nouveau rapport entre public et media.
Préambule : Qu’est-ce que l’attention ?
Définition
Pour le dire rapidement et sans trop entrer dans les détails, on peut définir l’attention comme la faculté de l’esprit de se consacrer à un objet. L’attention a un rôle essentiel dans notre capacité à appréhender le monde que ce soit pour observer, étudier ou réaliser une action.
L’attention consciente est limitée à un seul objet, ce qui veut dire que l’on ne peut être pleinement attentif à plusieurs choses en même temps (les cognitivistes parlent de canal unique de traitement pour les processus attentionnels conscients).
On peut décrire l’attention à travers trois grandes composantes : l’intensité, la sélectivité et le contrôle.
.
En savoir plus
Pour aller plus loin, voici une vidéo d’un professeur canadien, au style plutôt sympathique, qui définit l’attention et son fonctionnement :
Qu’est-ce que l’économie de l’attention ?
L’économie de l’attention désigne l’importance économique qu’à pris depuis plusieurs dizaines d’années le rapport au ressources attentionnelles du public. Dans nos sociétés riches en informations nous avons tous désormais accès à une quantité d’informations utiles bien supérieure aux temps et aux capacités d’attention qu’il nous faudrait pour en prendre conscience.
Le concept a été théorisé dès 1971 par le prix Nobel d’économie Herbert Simon :
« Dans un monde riche en informations, l’abondance d’informations entraîne la pénurie d’une autre ressource : la rareté devient ce que consomme l’information. Ce que l’information consomme est assez évident : c’est l’attention de ses receveurs. Donc une abondance d’informations crée une rareté de l’attention et le besoin de répartir efficacement cette attention parmi la surabondance des sources d’informations qui peuvent la consommer ». (H. Simon « Designing Organizations for an Information-Rich World », 1971, p. 37-72)
L’attention : une denrée rare
Durant dès siècles, l’information était rare et précieuse (les livres, par exemple, avaient une grande valeur et les savoirs qu’ils renfermaient n’étaient disponibles que pour une petite minorité). Une bascule a eu lieu au cours du XXe siècle, en particulier avec l’arrivée d’internet et des bases de données. Désormais, les quantités d’informations dont nous disposons sur de nombreux sujets sont incroyablement élevées.Ainsi, chaque seconde, 29.000 Gigaoctets (Go) d’informations sont publiés dans le monde.
La rareté n’est donc plus du côté de l’information mais du côté de nos capacité de réception. L’attention est ainsi devenue un bien précieux.
Comme l’explique Yves Citton, professeur à l’université Grenoble III, auteur de l’Economie de l’attention, nouvel horizon du capitalisme ? :
« La rareté se situe du côté de la réception des biens culturels, et non plus seulement du côté de leur production, alors que l’économie traditionnelle se définit par l’optimisation de la production des biens à partir de ressources limitées. Tout le monde sait que la principale difficulté, aujourd’hui, n’est pas tant de produire un film, un livre ou un site Web, que d’attirer l’attention d’un public submergé de propositions, souvent gratuites, plus attrayantes les unes que les autres. »
Attention et économie
Si l’attention est devenue un bien rare, comment peut-elle être considérée comme participant d’une économie ? Pour que l’attention puisse être vue comme une « nouvelle monnaie », un certain nombre d’innovations théoriques et techniques ont été nécessaires.
Condition d’apparition
Comme l’expliquait dès les années 90, Georg Franck, économiste et philosophe, l’économie de l’attention nécessite :
-Une unité de mesure :
L’attention doit pouvoir être mesurée, comptabilisée. D’où l’importance des notions d’audimat (pour la télévision et la radio), de fréquentation des sites ou de page rank sur internet.
-Une capitalisation de l’attention :
L’attention phénomène passager et évanescent doit pouvoir être pensée comme un capital qui peut s’accumuler. C’est ce phénomène que l’on nomme notoriété et que les entreprises ou les individus vont chercher à mesurer et à faire croître.
Attention et réussite économique
Dès lors que les conditions de cette nouvelle économie ont émergé, les chaînes de télévision privées gratuites mais surtout les grands groupes internet comme Google ou Facebook ont pu chercher à capitaliser l’attention d’une audience la plus grande possible pour ensuite la revendre aux annonceurs, petits ou grands.
Google est ainsi la plus grande régie publicitaire du monde, vendant de manière très précise et ciblée l’attention d’un public défini afin que l’annonceur puisse lui faire parvenir des message permettant d’améliorer la notoriété de sa marque ou de son entreprise.
La captation de l’attention
Comme nous l’avons vu, les géants de l’internet qui tirent leurs revenus de la publicité (Google et Facebook en particulier) basent tout leur modèle économie sur la captation attentionnelle de leurs utilisateurs.
Ils utilisent donc différents mécanismes et stratégies pour attirer notre attention et nous maintenir le plus longtemps possible sur leurs services. Souvent subtils, ces mécanismes participent de ce que l’on nomme UX (User eXperience), qui sont de petites astuces ayant toutes le même but : capter et conserver notre attention le plus longtemps possible même si ce n’est pas ce que nous aurions souhaité au édpart.
On peut citer à titre d’exemples :
Les vidéos qui se lancent en auto-play laissent finalement très peu de place au choix.
Le scroll infini sur facebook qui place l’utilisateur face à une liste sans fin de contenu.
Les alertes et notifications : elles sont particulièrement efficaces pour capter l’attention de l’utilisateur lorsqu’il n’est plus sur la plateforme.
Les points de suspension indiquant que votre interlocuteur est en train de répondre : elles permettent de conserver l’utilisateur quelques secondes ou minutes de plus sur le logiciel et le retiennent de « couper ».
Les fenêtres pop-up qui tentent de capter notre attention, etc.
Dès lors, comme l’écrit Yves Citton : « La dépendance n’est pas un effet indésirable de nos usages connectés, elle est l’effet recherché par de nombreuses interfaces et services qui structurent notre consommation numérique. »
Fragilisation de l’attention
La compétition entre les différents services sur internet et les stratégies de captation de l’attention utilisées par les marques et les grandes entreprises du numérique ont un effet important sur nos capacités attentionnelles.
Sur-sollicités, sur-stimulés, nous avons plus de mal à maintenir notre attention et nous prenons l’habitude de sauter d’un contenu à un autre sans pouvoir maintenir notre attention dans la durée.
Selon une étude commandée en 2015 par Microsoft, on aurait désormais une capacité d’attention de 8,25 secondes, soit presque quatre secondes de moins qu’en 2000 (cf.cet article)
Comme l’explique Renaud Hétier, chercheur en sciences de l’éducation à l’Université d’Angers, dans un entretien pour le Conseil National du Numérique :
« L’attention est tellement fragile aujourd’hui qu’il faut sans arrêt animer, proposer des images, de la musique, des changements très rapides, des séquences courtes, des choses amusantes… comme s’il devenait impossible de demander à quelqu’un d’être simplement dans l’écoute, dans la lecture, dans la réception. Ceci témoigne d’une évolution globale de la culture qui va au-delà de l’enfance et qui montre que l’attention est un bien extrêmement précieux et fragile qu’il s’agit, comme la mémoire, de toujours entretenir. »
Pour aller plus loin:
Lire, écouter, voir :
qui a encore du temps de cerveau disponible ?
Si vous souhaitez en savoir plus sur cette question, le Temps du Débat, très bonne émission de France Culture, animée par Emmanuel Laurentin, a consacré un épisode en 2019 à ces questions.
Les invités sont Bruno Patino, auteur de La civilisation du poisson rouge, et Christophe Bouton qui a publié Le Temps de l’Urgence.
- mentions légales - 18 octobre 2022
- Aide à l’installation libérale - 18 juillet 2022
- Supervision, intervision, groupe d’analyse des pratiques, : quelles différences ? - 18 juillet 2022