L’interprétation psychanalytique des rêves après Freud

Le rêve après Freud

Lorsque l’on évoque l’interprétation des rêves en psychanalyse, la référence à Freud semble parfois écraser toute réflexion sur cette question. Freud aurait-il donc tout dit du rêve et n’y aurait-il plus rien à explorer après l’Interprétation des rêves ?

C’est cette question que soulève le père de la psychanalyse lui-même dans un texte de 1932, déclarant :

« Les psychanalystes se comportent comme s’ils n’avaient rien à dire sur le rêve, comme si la doctrine du rêve était close. »

S. Freud, « Révision de la doctrine du rêve », dans Nouvelle suite des leçons d’introduction à la psychanalyse, OCF.P, XIX, Paris, Puf, 1995, p. 88.

Ce constat décevant, s’il pouvait être fondé dans les années 1930, n’a plus lieu d’être aujourd’hui, bien au contraire. En réalité de nombreux auteurs ont repris la théorie freudienne du rêve pour s’en éloigner sur certains points et explorer de nouvelles voies. Depuis plusieurs années, on assiste même à un renouveau des réflexions psychanalytiques sur le rêve dans le sillage notamment des travaux de Wilfred Bion.

Si certains analystes cherchent bien sûr à rester au plus près de la méthode freudienne, d’autres modifient en profondeur leur manière de les aborder. Voyons donc ensemble quels sont ces nouveaux regards portés sur le rêve et en quoi ils modifient la place du rêve en séance.

 

rêve : Wilfred Bion

Freud et ses successeurs : continuités et éloignement

Comme le soulignent Serge Tisseron ou Marc Hebbrecht, dans leur pratique, de nombreux analystes se sont éloignés des théories élaborées par Freud dans l’interprétation des rêves.

Cet écart porte en particulier sur trois points :

  • La vision du rêve comme accomplissement systématique du désir
  • L’exploration exhaustive des associations sur le contenu manifeste
  • Le rapport aux symboles

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Distance avec la théorie du rêve comme accomplissement systématique d’un désir

C’est surtout sur la théorie de l’accomplissement des désirs que des questions sont posées. Si l’idée que le rêve est l’accomplissement d’un désir, c’est son caractère systématique qui est critiqué. En effet, de nombreux rêves s’expliquent difficilement comme la réalisation de souhaits, c’est notamment le cas des cauchemars post-traumatiques.

Cette ouverture vers d’autres fonctions du rêve est notamment pointée par René Kaës dans un article de 2007 :

« Aujourd’hui le rêve n’est plus envisagé seulement comme réalisation hallucinatoire du désir inconscient » (Kaës, René. « À propos de la polyphonie du rêve », Le Coq-héron, vol. 191, no. 4, 2007, pp. 45-57)

Le rêve est ainsi pensé comme une tentative pour l’esprit de digérer certaines émotions ou certains événements et de dépasser des vécus traumatiques (on parle alors de la fonction « traumatolytique » du rêve).

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Moindre intérêt pour la systématisation de la libre association 

Dans les faits, le temps de l’association libre n’est plus toujours vu comme un moment où chaque élément du rêve va faire l’objet d’une exploration. Comme l’écrit Marc Hebbrecht : « Nous ne divisons plus – ainsi que Freud le faisait – le rêve en éléments pour ensuite inviter les associations libres, parce que cela perturbe beaucoup trop le déroulement spontané de la libre association et rend plus difficile l’expérience intuitive ».

Dès lors, l’analyse du rêve n’a plus la fonction centrale qu’il occupait dans la théorie de Freud mais s’intègre dans le processus plus global de la cure. Le rêve est ainsi pensé à travers le transfert dans la relation entre le patient et le thérapeute.

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Moindre intérêt pour les symboles

Le rapport aux symboles fait également débat chez un certain nombre d’analystes post-freudien, en particulier pour l’école anglo-saxonne. Le rêve n’est plus simplement vu comme un message à traduire en un langage clair. Comme le remarque Marc Hebbrecht, de nos jours : « [le rêve] invite moins à un déchiffrement interpersonnel de hiéroglyphes psychiques. Lorsque l’on travaille sur les rêves, on met plutôt l’accent sur la compréhension intuitive des métaphores et des significations ».

Dans ce cas, l’accent est mis sur le soutien par l’analyste, des capacités du patient à intégrer les éléments du rêve. Il ne s’agit pas simplement de lui révéler le message derrière le rêve mais de lui permettre de dialoguer avec lui, d’en digérer certains éléments.

Les rêves en psychanalyse

Le rêve transférentiel et intersubjectif

Le rêve comme relation

Le rêve est-il strictement intrapsychique ou comporte-t-il une dimension intersubjective ?

Plus qu’à une remise en cause de la lecture freudienne des rêves, les évolutions modernes portent plutôt sur une extension du modèle freudien.

L’ouverture du rêve à l’autre pointe dans différentes directions :

-la place du rêve dans les familles (voir mon article sur les rêves groupaux et familiaux)

-la place du rêve dans la relation transférentielle

Ces ouvertures ajoute à la vision du rêve comme message de l’inconscient en direction du moi, une autre perspective : le rêve est alors perçu comme une communication interpersonnelle, voire comme une construction plurielle entre l’inconscient individuelle et l’inconscient groupal ou entre le patient et son thérapeute.

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Le rêve dans le transfert 

Le transfert, voie royale menant à l’inconscient

L’importance centrale donnée au transfert a pu faire dire que le transfert avait remplacé le rêve comme voie royale vers l’inconscient. Comme l’écrit Flanders en 1993 : « le transfert est devenu la voie royale pour la compréhension de la vie émotionnelle » (The Dream discourse today, Routledge, 1993, p13).

Prolongeant ce mouvement, et réinscrivant le rêve dans l’intersubjectivité, de nombreux auteurs ont cherché à penser le rêve comme une des expressions du transfert. Ainsi, pour Jean Guillaumin, le rêve formulé par le patient en analyse s’organiserait à partir du lien transférentiel (J. Guillaumin, Le rêve et le moi, Paris, Puf, 1979). René Kaës s’inscrit dans cette perspective lorsqu’il pointe : « le déplacement de l’intérêt pour l’espace intrapsychique du rêve vers son émergence et sa fonction dans l’espace transféro-contretransférentiel » (Kaës, René. « À propos de la polyphonie du rêve », Le Coq-héron, vol. 191, no. 4, 2007, pp. 45-57).

De ce point de vue, le rêve est parfois un cadeau offert par le patient à son thérapeute, parfois une poursuite du dialogue amorcé par une interprétation, parfois la mise en rêve de ce qui se déploie dans la relation thérapeutique.

Dans cette perspective, le rêve peut être lu un message adressé au thérapeute à propos de la façon dont le patient le ressent.

Les rêves transférentiels de l’analyste

Poussant un peu plus loin les conséquences de ce changement de perspective, on a pu voir certains rêves de l’analyste comme des manifestations nocturnes de ses mouvements transférentiels. Ainsi, pour Marc Hebbrecht « les rêves que le thérapeute fait au sujet de son patient peuvent donner une image de ce qui se passe dans la relation ».

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Un exemple de rêve à valeur transférentiel

Antonino Ferro donne dans un article de 2016 un exemple de la manière dont les rêves peuvent être analysés à travers les enjeux du transfert : 

« Un talentueux jeune analyste m’expose le cas d’une jeune architecte souffrant d’une « irritation d’un faisceau nerveux », lui faisant l’effet d’un feu qui la brûle en dedans. Avec une cocasserie involontaire, ce collègue me dit que cette patiente sentait très fort la « fumée » et me raconte une de ses interventions : il lui avait proposé l’image d’un volcan en ébullition qui souhaiterait vomir du magma. Après un moment de silence, la patiente dit qu’elle venait de penser à un cauchemar fait à l’âge de 16 ans : elle se tenait tranquille dans sa chambre lorsque des plantes ont commencé à s’animer et à bourgeonner à une telle vitesse qu’elles risquaient de l’étouffer, de l’emprisonner. À l’évidence, ce rêve est aussi un dérivé narratif du moment relationnel où il est rapporté, la patiente semble dire à l’analyste : « Voici ce qu’a provoqué en moi ton interprétation. » » 

Ferro, Antonino. « Rêve et transformations oniriques », Le Coq-héron, vol. 225, no. 2, 2016, pp. 110-126

psychanalyse et rêve

Bion : le rêve comme processus et comme capacité

Les théories de Wilfred Bion et de ses continuateurs (Meltzer, Grotstein, Antonino Ferro…) ont renouvelé le regard que certains psychanalystes portent sur le rêve. L’accent n’est plus mis sur les contenus du rêve mais sur la capacité à rêver et sur la fonction psychique du rêve. Le rêve n’est alors plus seulement un message mais avant tout un processus.

Comme l’explique Kaës en 2011 : « La nouvelle conceptualisation de la théorie de l’activité onirique développée par Bion constitue peut-être l’un des glissements paradigmatiques majeurs opérés dans l’histoire de la psychanalyse » (Schneider, John A. « Du travail du rêve de Freud au travail de la rêverie de Bion : l’évolution de la conception du rêve dans la théorie psychanalytique », L’Année psychanalytique internationale, vol. 2011, no. 1, 2011, pp. 103-126. ).

Le rêve comme digestion

Pour Bion, le rêve est d’abord un processus de « digestion » : les événements vécus y sont travaillés sur le plan psychique puis, si tout se passe bien, digérés.

Dans le rêve, des stimuli sensoriels, des expériences passées ou des relations antérieures sont constamment réassimilées, c’est-à-dire pourvues d’une nouvelle signification. Le rêve contribue ainsi à la croissance psychique.

Les fonctions du rêve

Pour Bion et ses continuateurs, ce n’est pas tant la signification du rêve qui importe mais plutôt la fonction qu’il remplit.

Ces fonctions diffèrent selon les personnes, les moments, etc. Comme l’explique Marc Hebbrecht :

« Le patient peut faire un rêve pour délimiter et définir un contenu psychique. Un autre patient apporte à chaque séance des rêves différents et se rend de cette manière inaccessible : ici, les rêves sont utilisés dans le but de ne pas faire face à quelque chose […]. Un autre patient encore utilisera le rêve en tant qu’action, par exemple pour exciter sexuellement le thérapeute ».

Le rêve et la capacité de rêver : le dreaming

Dès lors que l’on s’intéresse à la capacité de rêver la différence entre rêve et rêverie, rêves diurnes et rêves nocturnes s’estompe.

Afin de désigner cette capacité à digérer les émotions et les événements en les rêvant, Grotstein (2007) parle du « dreaming » : Le « dreaming » est constitué par la fonction alpha, la pensée onirique de la veille et le rêve de la nuit. Il est une forme élargie de la capacité de digérer les vécus internes telle qu’elle s’exprime dans les rêves.

Dans cette perspective, il y aurait, en amont de toute pathologie, une insuffisance du « dreaming ». Comme l’explique A.Ferro, le but de toute analyse deviendrait alors de développer, de construire ou de reconstruire la possibilité de rêver.

(Ferro, Antonino. « Reconstruction d’une histoire ou des appareils pour rêver, sentir, penser ? », Journal de la psychanalyse de l’enfant, vol. 8, no. 2, 2018, pp. 87-108. )

Rêve et rêverie du thérapeute

L’accent mis sur la capacité de rêver modifie la manière dont l’analyste travaille à partir des rêves de ses patients. Pour Bion, l’analyse du rêve en séance nécessite de s’ouvrir au rêve du patient et de se laisser influencer par celui-ci. La séance ne permet pas tant d’interpréter le rêve que de lui permettre de se poursuivre.

Bion plaide ainsi pour une modification de la technique analytique dans son traitement des rêves : lorsque l’analysant apporte un rêve, il s’agit d’une invitation à poursuivre le rêve, à le rêver en commun. Ce n’est pas tant le dévoilement de la signification du rêve qui importe, mais la poursuite du processus entamé par le rêve nocturne. Comme l’explique René Kaës : « le psychanalyste met à la disposition du patient la même capacité de « rêverie » que celle de la mère à l’égard de son bébé. Il accueille les rêves que son patient a déposés en lui et qui lui font éprouver des émotions, des pensées et des affects dont l’analyste doit connaître l’effet qu’ils produisent en lui, sans chercher d’abord à les interpréter. » (Kaës, 2007)

les rêves après freud

Pour aller plus loin:

« La poésie des rêves », une conférence sur W.Bion

Après plusieurs heures de recherches dans les méandres d’internet ( et après avoir manqué de désespérer),  j’ai réussi à vous trouver une conférence tout à fait passionnante sur Bion et les rêves.

Donnée en 2017 pour le Winnicott Center de Tel Aviv, elle est malheureusement entièrement en anglais mais les intervenants parlant assez lentement, ce n’est pas trop difficile à suivre.

vincent Joly
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De nombreux auteurs ont repris la théorie freudienne du rêve pour explorer de nouvelles voies. Depuis plusieurs années, on assiste même à un renouveau des réflexions psychanalytiques sur le rêve dans le sillage notamment des travaux de Wilfred Bion. Voyons donc ensemble quels sont ces nouveaux regards portés sur le rêve et en quoi ils modifient la place du rêve en séance.
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