Les rêves sont-ils un phénomène strictement intrasubjectif ou sont-ils traversés par l’intersubjectif voire par le collectif ?
Peut-on rêver pour un autre : pour sa famille, son groupe voire sa communauté ?
L’incursion du collectif dans le rêve avait été laissées de côté et même rejeté par Sigmund Freud. Mais les développements ultérieurs de la psychothérapie (y compris analytique) ont remis en lumière la dimension groupale de certains rêves.
Voyons donc comment certains rêves peuvent nous parler des autres et parler pour les autres à travers les limbes de la nuit.
Les rêves groupaux
La polyphonie du rêve
La pratique des thérapies de groupe a profondément modifié le cadre de la thérapie et a permis de faire émerger de nombreuses questions et hypothèses sur sa théorie et sa pratique.
L’extension du cadre de la thérapie a ainsi fait émerger d’autres formes et modalités du rêve. Comme l’écrit René Kaës, auteur de La Polyphonie du rêve : « Les rêves produits en groupe, dont le récit est fait en groupe, a été un des chantiers dont j’ai tiré quelques questions pour réinterroger la théorie du rêve produite à partir de la seule situation de la cure » (R. Kaës, La polyphonie du rêve, Paris, Dunod, 2002)
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Le porte rêve
La notion de « porte rêve » est l’une des principales nouveautés concernant le regard groupal sur le rêve. En effet, R.Kaës a découvert que dans certaines situations de groupe, notamment les groupes de thérapie, il arrive qu’une personne rêve pour une autre ou pour le groupe. Le rêve n’est alors pas uniquement l’expression du fonctionnement intrapsychique d’un individu mais semble aussi concerner la problématique d’une autre personne voire des mécanismes à l’œuvre inconsciemment au sein du groupe.
Le rêve n’est plus alors l’expression d’un retour intime de soi à soi mais a aussi à voir avec le collectif. Pour R.Kaës, une telle perspective modifie profondément le regard porté sur le monde onirique : « La question centrale devient alors celle-ci : comment penser l’expérience onirique lorsque le rapport des rêveurs à leurs rêves est traversé par les rêves d’autres rêveurs ? »
Rêves sociaux
Rêve, chamanisme et communauté
Pour de nombreuses sociétés traditionnelles mais également contemporaines, le rêve est une affaire de groupe, plus précisément de communauté. Le rêve y a une valeur essentielle pour le rêveur dans son rapport au groupe, pour le groupe et pour les rapports avec les grands principes organisateurs du monde.
Comme le souligne J-M Assan (« Fonction du rêver et statut du rêve chez Freud et quelques successeurs », Le Coq-héron, vol. 225, no. 2, 2016, pp.11-19), le rêve est au centre de l’organisation des sociétés dont les croyances sont rassemblées sous le terme de chamanisme. Chez les Indiens Wayuu d’Amérique du Sud, par exemple, certains rêves débouchent sur des mythes ou des rituels. D’autres rêves sont vus comme un moyen pour trouver des remèdes à une maladie, etc.
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Le temps du rêve
Le cas des Aborigènes australiens est particulièrement remarquable de ce point de vue. Le « Temps du rêve » (dream-time) fonctionne comme mythe de l’origine et organisateur de la vie sociale. Pour les aborigènes, le rêve est « reçu tel un message ancestral et incorporé à la suite d’un processus de reconnaissance collective aux corpus mythiques et rituels préexistants, contribuant ainsi à leur transformation […] il y a un potentiel révélateur/innovateur du rêve » (S.Poirier, « la mise en œuvre sociale du rêve. Un exemple australien », Anthropologie et sociétés, vol. 18, n° 2, 1994, p. 105-119). Le « Temps du Rêve » constitue donc un mythe des origines, mais reste sans cesse disponible à son exploration onirique et comme un monde parallèle à celui des humains.
Ce rapport si fascinant au rêve transparaît par exemple dans le récit d’un trappeur initié auprès des aborigènes, John Stockes : « Les aborigènes m’ont mis sur une sorte de chemin spirituel. Ils ont restructuré complètement mon mental. Entre autres ils m’ont appris à rêver. Ils m’envoyaient des rêves et pouvaient voir mes progrès à la façon dont je rendais des rêves le matin. C’est un tout autre monde, une tout autre mentalité que la nôtre. » (cité par J. Peuch-Lestrade, « Le rêves peuvent-ils voyager », Le Coq-Héron, 2007/4, n°191, p.191)
Rêves familiaux
Le berceau onirique familial
Au-delà de sa dimension groupale, le rêve peut aussi parler pour la famille.
André Ruffiot a ainsi postulé que les rêves de chacun des membres d’une famille renvoient à un appareil onirique plus vaste qu’il nomme « rêvoir familial », ou « berceau onirique familial » (A. Ruffiot, « Holding onirique familial », Gruppo 6, 1990, p. 118-121).
Les rêves que les membres d’une famille se racontent peuvent alors être vus comme des messages autour de ce qui ne peut se dire autrement, en particulier les traumatismes infantiles vécus par chaque génération. Ces vécus chargés de violence et d’angoisse d’abandon traversent les rêves des membres de la famille et se partagent en tant que rêves dès lors qu’ils ne peuvent se dire consciemment. Ces messages oniriques permettraient de mettre en images des vécus douloureux dans une forme de proto-récit familial onirique.
Rêves transgénérationnels
Les rêves familiaux nous aideraient ainsi à penser des éléments transgénérationnels innomés.
Ce sont les psychanalystes Nicolas Abraham et Maria Torok, auteurs de L’Écorce et le noyau, qui ont, les premiers, exploré cette dimension des rêves. Ils ont notamment montré comment des éléments de la vie familiale, transmis aux enfants de manière énigmatique à travers des gestes, des attitudes pouvaient, par la suite, peupler leurs rêves.
Une adolescente raconte par exemple à ses parents qu’elle rêve chaque nuit d’un homme au visage masqué qui vient la chercher à l’école et l’invite à le suivre. Le rêve s’éclaire et prend tout son sens transgénérationnel lorsque l’on comprend le secret qui entoure la naissance de cette adolescente : son père n’est pas son géniteur, car il a épousé la mère lorsqu’elle était enceinte d’un autre homme disparu. Ici le rêve et le récit du rêve à la famille sont un message sur un secret qui, échappant à la conscience de la patiente, parle à son insu à travers ses rêves.
(Cf. N. Abraham, M. Torok, L’écorce et le noyau, Paris, Flammarion, 1978).
Pour aller plus loin:
Nos rêves durant le confinement de 2020
Dans cette conférence donnée à la BNF, la psychanalyste Elizabeth Serin et l’historien Hervé Mazurel évoquent le travail sur les rêves qu’ils ont mené durant le confinement :
De quoi a-t-on rêvé durant le confinement ? A-t-on rêvé autrement ? Le virus et les privations qui nous obsèdent hantent-ils également notre activité onirique ? Qui rêve de quoi en temps de confinement ? Et, en retour, nos rêves en disent-ils plus et mieux que nos discours sur nos façons de penser et de vivre en période d’épidémie ?
Une réflexion sur l’entremêlement du personnel et du collectif face à ce moment si particulier.
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