La loi de Poe est une « loi » d’internet plus récente que sa grande sœur la loi de Godwin (ou « point » Godwin). Elle peut être définie de la façon suivante :
Sur internet, sans indication claire (comme un smiley), les propos ironiques d’une personne finiront presque toujours par être pris au premier degré.
Cette « loi » (il s’agit en fait d’une simple réflexion) souligne combien il est difficile de manier l’ironie sur internet. En effet, comme nous allons le voir, le contexte de réception d’un message sur internet ouvre la porte à toutes les incompréhensions. Dès lors, il est souvent difficile de savoir, lorsqu’on lit un message sur un internet (sur un forum, dans un fil twitter, etc.), si son auteur est sérieux ou s’il plaisante.
La loi de Poe : Origine
La loi de Poe a été formulée pour la première fois en 2005, sur le forum “Création et évolution”, par un utilisateur : Alan Poe. Il faisait alors la remarque suivante :
« Sans un smiley clignotant ou autre démonstration d’humour flagrant, il est tout à fait impossible de parodier un créationniste de telle manière que quelqu’un ne confondra pas avec l’article authentique ».
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Origine de l’origine
Cette formulation qui connaîtra rapidement un certain succès sur internet reprenait une réflexion bien plus ancienne. En effet, en 1983, Jerry Schwarz, un utilisateur des premiers groupes Usenet sur Internet, ancêtre des forums actuels avait posté le message suivant :
« Si vous soumettez un article satirique sans ce symbole 🙂 , peu importe à quel point la satire est évidente pour vous, ne soyez pas surpris si les gens le prennent au sérieux. »
La loi de Poe vient donc pointer une des raisons du succès des smileys : ils permettent d’éviter les incompréhensions quant au sérieux d’un propos, ils servent d’indicateur d’ironie pour des messages écrits, peu contextualisés qui risquent souvent d’être mal interprétés.
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Humour et loi de Poe
Si les mauvaises compréhensions de l’ironie sont légion sur les réseaux sociaux, on peut également en trouver des exemples dans la presse.
Le Gorafi, journal parodique, publie ainsi en 2013 un faux article sous le titre : « 89 % des hommes pensent que le clitoris est un modèle de Toyota. »
Quelques semaines plus tard, cette information était reprise au premier degré dans une dépêche publiée sur le grand quotidien italien Corriere Della Sera.
Entre les deux articles, le second degré avait disparu et l’article humoristique s’était retrouvé présenté comme une véritable information.
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Comment comprendre l’ironie sur internet ? : le décodage de l’ironie
Les énoncés ironiques sont des énoncés non littéraux, c’est-à-dire que leur sens véritable ne correspond pas à leur formulation littérale. Si par exemple je m’exclame : « eh bah, c’est sympa ça », en réalité, je trouve au contraire que ce n’est pas sympa. Ici, il s’agit d’une antiphrase. Les messages ironiques nécessitent donc d’être décryptés.
La compréhension de la signification ironique d’un message est le produit d’inférences sur le signifié. Ces inférences se construisent à partir de la comparaison entre le sens littéral du message et son contexte d’énonciation. Par exemple, l’énoncé ironique « Quel temps magnifique ! » ne peut être interprété correctement que si l’on sait qu’il pleut à torrent.
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Le linguiste Paul Grice a décrit en 1975 les deux temps de l’analyse d’un message ironique :
Dans un premier temps, le récepteur doit comprendre qu’il s’agit d’un message ironique et non d’un message littéral. Il va pour cela s’appuyer sur des indices : les marqueurs de l’ironie. Citons notamment : le ton de voix, l’expression du visage ou l’usage de superlatifs (par exemple lorsque Voltaire écrit dans Candide : « Rien n’était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées »). L’ironie est toutefois bien plus difficile à identifier à l’écrit car de nombreux marqueurs de l’ironie (expression du visage, ton de voix) sont absents.
Une fois que la personne recevant le message a perçu qu’il était ironique, il en rejette la signification littérale et part sur les traces de son sens véritable. Il va alors construire des hypothèses sur le sens véritable du message et les intentions de l’auteur, un certain doute pouvant parfois subsister.
Comme on le voit, la compréhension de l’ironie se base sur des inférences liées notamment au contexte d’énonciation. Ces inférences sont plus complexes à l’écrit mais encore plus dans des messages sur internet qui sont souvent décontextualisés. En effet, le recours à la citation, à la migration de morceaux de texte d’un discours à un autre va rendre l’identification des intentions ironiques de l’auteur beaucoup plus difficile, risquant de susciter incompréhension ou controverse.
Bathmologie : quand Roland Barthes inventait la science du trolling
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Le sémiologue Roland Barthes avait réfléchit en 1975 à une science hypothétique qui n’est pas sans lien avec notre sujet : la bathmologie, la science des degré de langage. Ce néologisme est formé à partir de deux termes grecs : « bathm », la gradation et « logos », le discours rationnel. Roland Barthes en définit ainsi le sens:
« Tout discours est pris dans le jeu des degrés. On peut appeler ce jeu : bathmologie. Un néologisme n’est pas de trop, si l’on en vient à l’idée d’une science nouvelle : celle des échelonnements de langage. Cette science sera inouïe, car elle ébranlera les instances habituelles de l’expression, de la lecture et de l’écoute (« vérité », « réalité », « sincérité ») ; son principe sera une secousse : elle enjambera, comme on saute une marche, toute expression. »
(Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, « écrivains de toujours » / seuil, 1975, p. 71.)
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La bathmologie, science de degré de langage, n’a bien sûr jamais existé. Toutefois, étant donné qu’il s’agit d’un texte sur les degrés de lecture peut-être fallait-il le lire au 2e degré. En tous les cas, à l’heure des trolls, des fake news et des fake fake news, cette science n’a sans doute jamais été aussi actuelle.
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