Les rêves en philosophie et sociologie : interprétation et compréhension oniriques

Les rêves ne sont pas étudiés que par des psychologues. D’autres penseurs des sciences humaines se sont également penchés sur le monde de Morphée. Les philosophes se sont ainsi interrogés sur cet état particulier de la conscience que représente le rêve. Plus récemment, des sociologues ont également fait de nos fantasmagories nocturnes un objet d’analyse.

Voici donc quelques documents qui permettent de porter sur le rêve un regard différent, décentré de celui de la psychologie.

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Le rêve : Puvis Chavannes

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Le rêve en philosophie

Qu’est-ce qu’un rêve? Comment définir cet état qui nous occupe quotidiennement sans que nous y prêtions vraiment attention? Dès l’Antiquité, les philosophes se sont intéressés à nos pérégrinations nocturnes.

Rêves et désirs chez Platon

Qu’est-ce qu’un rêve et comment caractériser cet état si particulier ? Platon commence dans Phèdre par définir le rêve et la rêverie comme le royaume de l’erreur :

« Rêver n’est-ce pas ceci, soit pendant le sommeil, soit en étant éveillé, prendre un objet qui ressemble à un autre, non pour une simple ressemblance, mais pour l’objet lui-même auquel il ressemble? »

(Phèdre, 264, C)

Rêver reviendrait ainsi à prendre pour réel ce qui ne l’est pas, à confondre l’apparence avec la réalité. Par la suite, dans la République, Platon questionne une autre dimension du rêve, s’interrogeant sur ce qui, en nous, est endormi lorsque nous dormons et ce qui est éveillé :

« Ce sont ceux [les désirs], répondis-je, qui s’éveillent à l’occasion du sommeil, toutes les fois que dort la partie de l’âme dont le rôle est de raisonner et de commander par la douceur à l’autre, tandis que la partie bestiale et sauvage, s’étant emplie de nourriture ou de boisson, se trémousse et, en repoussant le sommeil, cherche à aller de l’avant et à assouvir son penchant propre. Tu sais fort bien qu’en une telle occurrence, il n’est point d’audace devant quoi elle recule, comme déliée, débarrassée de toute honte et de toute réflexion ».

Platon, République IX, 571 C

Pour Platon, le sommeil est ainsi l’endormissement de la partie logique de l’âme et l’éveil de sa partie désirante. Cet effacement de la différence entre la part désirante et la part rationnelle de l’âme introduit une dichotomie profonde chez l’homme, qui plus est chez le sage, entre son être éveillé et son être endormi. Le sommeil efface ainsi, toutes les nuits, la distinction entre le sage et l’insensé, gouverné par ses désirs. Le rêve et donc le révélateur d’une part sauvage qui existe en tout homme :

« Ce que nous voulons savoir, c’est qu’il y a en chacun de nous une espèce de désirs terribles, sauvages, sans frein, qu’on trouve même dans le petit nombre de gens qui paraissent tout à fait réglés, et c’est ce que les songes mettent en évidence »

Platon, République, IX, 572 b

Ces réflexions étonnamment modernes inspirerons Freud et les psychanalystes lorsqu’ils aborderons les songes et l’inconscient. En effet, si l’influence de la pensée de Platon sur Freud lors de l’écriture de l’Analyse des rêves est longtemps restée méconnue, elle a notamment été soulignée par Marco Solinais dans un article de 2015 (« La redécouverte de la «via regia». Freud lecteur de Platon », Revue Philosophique de Louvain, 113, 2015. pp. 535-567)

Les causes mécaniques du rêve chez Aristote

Aristote est le penseur grec qui s’est le plus intéressé aux rêves. Trois de ses textes traitent du sommeil et du rêve : « Du sommeil et de la veille », « Des rêves » et « De la divination dans le sommeil ».

Le philosophe, reprenant en cela Démocrite, cherche des causes « mécaniques » aux productions nocturnes et s’éloigne des explications religieuses ou magiques :

« Ce qui nous fera le mieux comprendre ce que c’est que le rêve, et comment il a lieu, ce sont les circonstances qui accompagnent le sommeil. Les choses sensibles produisent en nous la sensation selon chacun de nos organes ; et l’impression qu’elles causent n’existe pas seulement dans les organes, quand les sensations sont actuelles ; cette impression y demeure, même quand la sensation a disparu ».

(Aristote, Parva naturalia, 459a 1-3 – 459 b)

Pour Aristote, les rêves ne doivent pas être vus comme des messages des Dieux mais comme des phénomènes naturels. Ils sont les produits de notre imagination (phantasia) et ont des sources dans la réalité mais ces causes sont trop éloignées pour que l’on puisse facilement les identifier.

Comme l’explique Pierre-Marie Morel (« Perception et divination chez Aristote, images oniriques et moteurs éloignés », in Antiquorum philosophia, 5, 2011) : « Le rêve prémonitoire peut dès lors recevoir une explication physique, à la fois physiologique et cinétique, sans qu’il soit jamais identifié, ni à une influence divine, ni à une pure et simple réception de matière. […] En conséquence, le véritable problème, concernant les rêves divinatoires, est d’identifier une cause physique capable d’expliquer pourquoi, à tel moment, le dormeur peut avoir une certaine perception de l’événement futur ».

le rêve en philosophie

Conscience et imagination onirique chez Sartre

Sartre s’interroge plus spécifiquement sur les rapports que le rêve entretien avec la conscience et l’imagination. Il cherche à distinguer le regard du philosophe de celui des psychanalystes qui lui sont contemporains.

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Quelle est cette forme particulière de conscience que nous expérimentons lorsque nous rêvons ? La conscience onirique se caractérise par certaines impossibilités : elle ne peut ni percevoir ni réfléchir, ni se souvenir, ni prévoir.

Le rêve est un espace clos, coupé du monde et des perceptions extérieures. La conscience y est comme captive de l’imaginaire. Ainsi, ce qui caractérise la conscience qui rêve, c’est qu’elle a perdu la notion même de réalité :

« Le rêve est la réalisation parfaite d’un imaginaire clos, c’est-à-dire d’un imaginaire dont on ne peut absolument plus sortir et sur lequel il est impossible de prendre le moindre point de vue extérieur »

(Sartre, L’imaginaire,Gallimard, 1986, p.319 )

Dans cet espace clos, la conscience perçoit les phénomènes sur le mode de la fiction. Ainsi, de même que le roi Midas transformait tout ce qu’il touchait en or, la conscience onirique « transforme » en fiction ce qu’elle aurait vécu le jour sur le mode de la perception.

Pour Sartre, si dans le rêve tout prend la forme d’un symbole, ce n’est pas « comme le croit Freud, à cause d’un refoulement qui l’obligerait à les déguiser : c’est parce qu’elle est dans l’incapacité de saisir quoi que soit de réel sous forme de réalité » (Sartre, L’imaginaire, p. 217) .

Qu’est-ce qu’un rêve? les chemins de la philosophie

Rêver, ce n’est pas dormir. Le rêve n’est pas l’inverse de la veille, mais, selon les mots du philosophe Edmund Husserl, un « mode anormal de veille ». Rêver, ce n’est pas fermer les yeux mais les ouvrir sur ce que, de jour, nous cherchons à fuir, ou n’osons pas avouer. Nous ne pensons pas aux rêves… On les raconte, parfois, quand ils sont drôles, insensés, nous hantent… Mais on s’arrange pour les ranger du côté nocturne de notre vie.
Que se passerait-il si les rêves venaient occuper le devant de la scène ? S’ils venaient occuper, aux côtés de la raison, la place de choix qui leur revient, y compris en philosophie ?

C’est cette interrogation qui guide l’émission que les « Chemins de la philosophie » ont consacré au rêve. Son invité, le philosophe Pierre Carrique est membre de l’Université de Caen.

Si vous souhaitez approfondir la question, trois autres émissions sont également consacrées à ce vaste sujet et sont disponibles ici.

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Rêve et rêverie chez Bachelard

Gaston Bachelard philosophe poète et penseur inclassable est sans doute celui dont on associe le plus volontiers l’œuvre à la notion de rêve. Il est notamment l’auteur de L’Eau et les Rêves et de L’Air et les Songes. Ouvrages dans lesquels il questionne notamment le lien entre le rêve, la rêverie et la pensée diurne. Ce n’est pas tant du rêve en soi qu’il est question chez lui mais de ce qui, dans le monde des rêves, vient nourrir la pensée rationnelle ou scientifique diurne.

Théoricien de la première moitié du XXe siècle, il a accordé de nombreux entretiens à la radio. Ici il réfléchit à ce qu’est pour lui le « dormeur éveillé », dont la pensée n’est pas coupée de la rêverie.Une parole magnifique qui ouvre l’auditeur à sa propre totalité.

Sociologie des rêves

Quoi de plus opposé aux rêves que la sociologie? Quel lien peut-il exister entre la science du collectif et cet objet éminemment personnel et intime qu’est le rêve?

L’excellent sociologue Bernard Lahire a fait un vrai travail de chercheur en se penchant en sociologue sur le monde des rêves. En effet, il vient poser un nouvel éclairage sur notre univers nocturne et montre en quoi nos rêves ont à voir avec notre condition sociale.

Même s’il s’inscrit en partie dans l’héritage freudien, B.Lahire s’en éloigne quant à la question de la censure dans le rêve. Selon lui, le rêve peut être vu comme l’espace de jeu symbolique le plus complètement délivré de toutes les sortes de censure, tant formelles que morales. La communication de soi à soi dans laquelle s’exprime le rêve fait de lui le plus intime des journaux intimes. Son étude permet de voir frontalement ce qui nous travaille obscurément, et de comprendre ce qui pense en nous à l’insu de notre volonté.

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Qu’est-ce qu’un sociologue peut dire des rêves?

Dans ce long entretien accordé à Mediapart, B.Lahire revient sur ce que la sociologie peut dire des rêves. Pour lui:

« Si nos représentations mentales, conscientes ou inconscientes, sont structurées par des rapports de pouvoir, le rêve doit pouvoir témoigner de l’existence de tels rapports. Le monde social, qui est tramé par des rapports de domination et des luttes pour le pouvoir de natures variées, pénètre nécessairement le monde onirique

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L’interprétation sociologique des rêves

Et si nos rêves étaient autre chose que l’expression de notre inconscient refoulé ? S’ils racontaient quelque chose de la société et de son fonctionnement ?

Dans cette vidéo, Bernard Lahire répond aux questions de journalistes de Radio Nova au sujet de son ouvrage: L’interprétation sociologique des rêves.

vincent Joly
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